Aleksander Pavlovitch est sans aucun doute pour tous ceux qui ont accepté de participer à la rédaction de cet ouvrage, la figure emblématique de l’Art brut russe. Il est aussi une découverte récente, même en Russie ; la vie de cet artiste fut une tragédie qui a fait écho, point après point, à l’histoire de l’URSS.
J’ai donc eu l’ambition, de parcourir cette œuvre en offrant au public le maximum d’images mais aussi de donner la parole à nos amis russes qui connaissent la problématique de cet auteur et la place qu’il tient dans le paysage russe. Cela est d’autant plus intéressant qu’affleurent à travers leurs propos les tiraillements et distorsions auxquels l’âme russe a dû faire face et dont elle tente d’émerger…
Les contributions sont celles d’amis, qui ont été à différents titres touchés et engagés à l’égard de cet auteur. Leurs points de vue éclairent l’œuvre sous différents angles, comme sur la personnalité apparemment simple d’Aleksander Lobanov. Nous devons rendre un hommage particulier à Madeleine Lommel, dont on ne peut passer sous silence l’enthousiasme devant les quelques œuvres de Lobanov que nous avions exposées au Palais des Congrès de Paris en 2000. Son opiniâtreté pour en acquérir afin de les exposer au Musée de Villeneuve d’Ascq a été déterminante. Cette conjonction tout à fait remarquable a créé ce flux d’influences diverses qui ont permis à cette œuvre singulière de trouver le rayonnement mondial qu’elle mérite.
Le livre propose une série d’articles que nous avons disposés en deux parties ; la première, de loin la plus importante, est centrée sur la vie et diverses réflexions concernant l’œuvre graphique et peinte de Lobanov, la seconde est consacrée à son œuvre photographique, élaborée entre les années 1975 et 1990.
L’attirance passionnelle de Lobanov scrutant son visage a trouvé tout naturellement sa place dans son désir de se faire photographier.
Ce seront ses premiers pas à l’extérieur de l’hôpital d’Afonino pour mieux encore se trouver. Ces nombreuses photographies se sont elles-mêmes, au cours des années, retrouvées associées aux traditions populaires. Il est à noter qu’il était devenu habituel dans les foires de se faire photographier dans un décor. L’ensemble photographique du peintre témoigne de ces étapes.
Il n’en demeure pas moins que l’œuvre de cet auteur reste radicalement dans les marges, aux confins de la survie et de l’art populaire russe… Lobanov a un style qui dépend directement des moyens rudimentaires laissés en sa possession. Il colorie son monde intérieur, oublié dans la vaste campagne russe. Fasciné par les armes à feu, de guerre comme de chasse, lui, Lobanov se dessine et s’impose pratiquement comme le seul acteur de son œuvre, après s’être identifié dans une première approche, aux maîtres de l’époque. Lobanov, au centre de cet univers, expose ses « attributs » dont les déclinaisons laissent le visiteur de cet art, intarissable.
Des questions s’ajoutent au spectacle, comme la prégnance en décalage, du mythique Staline dont la mémoire persiste bien après sa mort en 1953 ; en témoignent les premières œuvres de Lobanov qui datent du début des années 1960. En effet celles-ci sont presque exclusivement consacrées aux portraits de Lénine et beaucoup plus encore de Staline. Pendant presque 40 ans, nombre de peintures auront été réalisées sur l’envers de feuilles de propagande qui nous éclairent sur la vie en URSS devenue Fédération de Russie le 12 juin 1990. S’agit-il de revues ou d’affiches entreposées par souci d’économie dans un coin de l’hôpital ou simplement d’un « travail de compilation » de Lobanov ? D’emblée l’œuvre échappe à l’espace et au temps, comme un point d’orgue résonnant, unique et solitaire, dans l’oblast de Iaroslavl !
Une autre question est celle des modèles de fusils qui sont loin de provenir d’une source unique (la fabrique d’Ijevsk ou les fusils de Kalachnikov !), certains datant même de la fin du XIXe siècle.
Lobanov obsessionnellement recopié, décalqué, est plus rarement accompagné de son double qu’il nomme Sacha et encore plus rarement, il se retrouve triple. Dans un autre registre il réinterprète des scènes historiques ou il colorie quelques femmes ou jeune filles militantes. Une image de femme (p. 8), à mes yeux, la plus belle de son œuvre représente de l’avis de Vladimir Gavrilov soit sa mère soit la cuisinière d’Afonino, dans les deux cas il s’agit de l’image d’un être chéri.
Il s’agit aussi, à travers ce livre, de rencontres successives, d’échanges le plus souvent amicaux où la passion et l’intérêt pour ces alter ego atteints de déficits mentaux posent jusqu’à maintenant la profonde énigme de la violence psychique « brute ». « Violence » bien singulière qu’exerce une pauvreté radicale qui démolit l’être lui-même mais aussi son entourage. C’est donc un appel à plus de recherches mais aussi à plus de solidarité à l’égard de ces oubliés de nos nouveaux systèmes sociaux.
Cet ouvrage est un appel au respect des œuvres et surtout de leurs auteurs, en contrepoint d’un marché récent qui se développe sauvagement, faisant fi du patient bien sûr, mais souvent aussi de ceux qui en sont responsables comme de la famille.
Dominique de Miscault